Au moins vingt ans de politique d'austérité envers les institutions de soins, voilà qui a fait des ravages révélés par cet événement indésirable venu perturber profondément nos vies: l'irruption du virus Sars-Cov2 provoquant, dans les cas les plus graves, la maladie appelée «COVID-19», nécessitant une prise en charge intensive dans une chambre spécialisée et sous haute surveillance dans un hôpital hyper-technique.
Ces machines médicales à grande échelle que sont devenus nos hôpitaux transformés par une ambiance toute managériale... Ne sont-elles pas conçues pour être rentables, efficaces, «pleines», à ras-bord? Gonflée de patients, toujours sur le point de déborder, corne d'abondance et d'abandon?
Avec le minimum de personnel suffisant au regard de la loi. Un personnel qui à tous les niveaux souffre. Je veux dire tant les ouvriers de tous bords, que les aides logistiques, les aides-soignantes, les vigiles, les techniciens de surface, les médecins agréés et ceux qui se forment en travaillant, les infirmières et infirmiers et probablement même la direction!... Tous sont sous pressions, lentement broyés par la super-structure qui les écrase dans son étreinte féroce tissée de hiérarchie et de finances. Quand ils ne sont pas chronométrés, ils sont fliqués, harcelés parfois et bien souvent, ils sont complices de leur malheur, y participant sans s'en rendre compte. Cette complicité inconsciente, qui est précisément du ressort moral, n'est pas une faute. C'est bien la responsabilité de chacun qui y gît. La pointer ce n'est pas dénoncer, c'est inviter à s'en servir, de cette marge de manœuvre peut-être trop souvent laissée pour compte.
Révélation et retour de flamme
L'effet que je nommerais abrasif de la crise actuelle, crise sociale, révèle selon moi des failles ubiquitaires, qui se répètent, se recoupent et se potentialisent à tous les niveaux, témoins d'un profond malaise dans la civilisation. Par suspension d'une série de «semblants» organisant notre vie au quotidien, c'est comme la révélation d'une photographie ou le retournement d'un tissu révélant sa trame invisible qui s'opère. Derrière les constructions socio-culturelles imaginaires et symbolique, difficile de ne pas voir les affres d'un réel quand il est mis à nu.
S'agit-il ici d'une pandémie comparable à celles que notre histoire a connues? Je ne le pense pas. La techno-science médicale devrait pouvoir encaisser. Le grain de sable, c'est le nombre de place aux soins intensifs dont la courbe est facilement compréhensible: régulièrement dégressive. L'autre question c'est le rapport de notre civilisation à la mort. En effet le décompte, le chiffrage politique et médiatique tend à nous montrer chaque mort comme inacceptable. Cherchons-nous à évincer la question de la mort? Cela ne saurait se faire sans un retour de flamme.
Certains faits sont troublants. L'épidémiologie nous montre que la majorité des morts du «COVID-19» sont des personnes âgées, de plus de 80 ans. Et pourtant, ceux-là sont les premiers qui se verraient refuser une place aux soins intensifs dans un hôpital débordé.
Nos institutions de soins sont exsangues, on le crie à qui veut l'entendre – et ils ne sont pas nombreux – depuis bien longtemps et régulièrement, et on en arrive pourtant à un imbroglio politique, médiatique et médical qui aboutit à la culpabilisation de la population – en particulier des jeunes – un délitement radical du tissu social déjà fragile en ce début de XXIe siècle et une réelle crise économique qui, bien entendu, se répercute dans le champ social.
L'empire du chiffre
La première vague a révélé la carence dans le nombre de lits de soins intensifs disponibles. La seconde révèle l'état d'épuisement du corps para-médical essentiellement, mais aussi médical dont les recrues, et puis bien sûr toutes les autres professions présentes dans les institutions hospitalières et ambulatoires du champ social; toutes sont touchées par un phénomène déshumanisant d'exploitation des corps par une dérive du discours de la science dans une veine bio-politique qui se fait de plus en plus inquiétante. L'empire du chiffre se dresse face à l'humain. C'est à la fois la clinique médicale qui se réduit à un algorithme, la réduction de la bulle à un +1 dont on peut se greffer comme lien social minimal que la comptabilisation des morts dans une fureur statistique à nulle autre pareil.
Face à ce constat: le chiffre écrase l'humain, comment réagir? Je faisais référence plus haut à une marge de manœuvre dont l'on peut se servir. Les institutions hospitalières dont je dénonce la déchéance sont complexes sur le plan administratif et difficiles à appréhender dans leur globalité. Néanmoins, je crois que le statut et les conditions de travail des médecins en formations (MACS: médecins assistants candidats spécialistes) se situe au cœur de la question et je voudrais montrer ici pourquoi.
Cas particulier: les MACS
Après six années d'études universitaires, les futurs médecins basculent d'un master classique en 3 ans vers un master de spécialisation, seule véritable débouchée à leurs études. Pendant ce master de spécialisation d'une durée de 3 à 6 ans, ils seront déjà médecins mais toujours étudiants et pas encore spécialistes; salariés que l'on dit «sui generis», déjà travailleurs (et pas qu'un peu!) mais encore et toujours en formation. Il existe donc dans cette zone post-universitaire un vide juridique qui n'est que partiellement comblé.
Il faut savoir que les MACS, étant salariés, bénéficient d'un salaire fixe. Néanmoins, ils facturent leurs actes au même titre que les médecins agréés. On comprend aisément à quel point ils sont donc rentables. Il n'est pas rare qu'un assistant rapporte le triple ou le quadruple de son salaire à son employeur qui est, dans la majorité des cas, un hôpital (les MACS en médecine générale constituent un cas particulier).
A mon sens, la dysfonction profonde du système de soins de santé se révèle dans sa plus grande acuité quand on questionne le statut des MACS. En effet, malgré leur statut de salarié, les MACS malades et sous certificat médical sont basculés, à Liège en tout cas et dès le premier jour sur leur organisme mutualiste, cas unique dans le monde des salariés où l'employeur est légalement sommé de payer son employé durant le premier mois de maladie. Les hôpitaux ne payent pas leurs assistants quand ceux-ci sont malades.
C'est dire l'état de toute puissance auquel ces institutions sont arrivées. Je n'y vois nulle malveillance absolue mais plutôt le signe de ce que l'empire du chiffre, le management hospitalier gangrène littéralement nos institutions de soins.
Une exploitation lourde de conséquences
Il existe tellement d'autres exemples graves. Le non-respect des congés de maternité. Les attitudes dissuasives voire de ségrégation envers les femmes qui portent un désir d'enfant. Les horaires abusifs des assistants (plus de 60h semaine et jusqu'à 80, 90, 100h/semaine dans les cas les plus graves). Le non-respect du temps de récupération après une garde, la prolongation de celles-ci jusqu'à 36h (parfaitement illégal).
Un point mérite d'être souligné. Celui de «l'avenant» ou «opting-out». Il s'agit d'un document qui est glissé dans les multiples feuillets à signer avant d'entamer son assistanat, chaque année. Il n'est pas explicité. Par contre sa non-signature peut aboutir à des persécutions diverses, à une mise à l'écart durant la formation. De quoi s'agit-il? Un document qui indique que le MACS accepte de travailler au-delà du cadre légal régissant les conditions de travail des salariés: jusqu'à 60h/semaine sur une période de treize semaines avec des pics allant jusqu'à 72h/semaine. Il est fréquent que 72h par semaines soient encore au-dessous de la réalité!
Les MACS, pour le dire plus simplement, les jeunes médecins, sont exploités dans leur majorité. Ils s'épuisent, en particulier au sein de cette crise sociale. Leurs droits ne sont bien souvent pas respectés. Jusqu'il y a peu, les tentatives de rébellions étaient étouffées dans l’œuf, sous la menace. Depuis longtemps, la peur muselle. Peur des répercussions sur la formation. Mais cette formation est-elle satisfaisante quand on sait que de nombreux assistants posent des actes techniques (intubation notamment) parfois seuls pour la première fois, parfois la nuit et parfois sans superviseur! Qu'ils sont majoritairement peu voire pas supervisés (alors que les maître de stages sont légalement contraints de les former et sont payés pour ce faire)? Quand on sait que des gardes de coordination (c'est-à-dire que l'assistant est le médecin responsable du service des urgences) sont laissées à de jeunes médecins censés se former et qui doivent dès lors gérer, tant bien que mal, des cas gravissimes? Ici, ce n'est pas seulement aux MACS de crier à l'injustice et à l'illégalité, mais à tout un chacun.
Les MACS sont les chevilles ouvrières, la main d’œuvre des hôpitaux, et en sont fiers. Simplement, leurs corps ont des limites. Il est de notoriété publique que l'on ne «fonctionne» plus très bien quand on achève sa garde de 24h. Est-ce après 12 ou 18h que l'on commence à craquer? Cela dépend des jours et de chacun. Mais c'est bien la qualité de soin qui est délivrée à la population qui en pâtit. Au milieu de toutes ces injustices sociales dont les MACS sont victimes (au sens de la loi), comment offrir une écoute, un sérieux et une technique précise et efficace?
Ainsi selon moi, la question des conditions de travail des jeunes médecins se situe au cœur de la dysfonctions des hôpitaux autant que de la crise sociale que nous traversons. Il s'agit d'un cas particulier interrelié avec les autres dont celui des para-médicaux. Ce cas particulier se révèle dans toute son acuité ces derniers mois, ouvrant une fenêtre d'opportunité pour agir. Les assistants se mettent à parler, à se plaindre, à dénoncer. En réponse, un travail juridique d'une grande richesse, celui de Géraldine Chartier et du CIMACS (Comité Interuniversitaire des MACS) a pu se mettre en route de manière très sérieuse et très efficace, obtenant de faire bouger des traditions illégales sclérosées. Cela ne fait que de commencer.
Les actions du CIMACS qui sont des actions syndicales n'ont pas pour objectif d'obtenir un plus grand confort des jeunes médecins. Ce qui est demandé, c'est un respect de la loi belge et européenne quant aux conditions de travail. Des questions financières (notamment la juste rémunération) sont soulevées mais se situent au second plan. Au premier plan, c'est le respect dû à tout être humain qui est visé. Et l'on peut diagnostiquer une malheureuse déchéance de celui-ci quand on observe la réalité des conditions de travail des assistants... qui sans nul doute se répercutent sur les soins offerts à la population.